La trajectoire du progrès dans l'éducation
Réflexions sur le passé éducatif récent de l'Europe. En quoi est-il différent de son présent ? Combien de progrès ont été réalisés à l'échelle mondiale, dans l'éducation ; et comment ces progrès semblent-ils soudain précaires?
05 janvier 2017 par Mary Burns, Escola Superior de Educação de Paula Frassinetti
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Lecture : 15 minutes
Des enfants dans une école primaire au Kosovo, le jour de la rentrée. Crédit : Genti Shkullaku / Banque mondiale

Nous connaissons tous des pays comme celui-ci : une nation rurale d’après-guerre, une ancienne dictature possédant peu de ressources naturelles et une industrie faiblement développée. L’essentiel de la population subsiste grâce aux cultures vivrières et s'accroche aux langues et identités régionales plutôt que nationales. Moins de 5 % de la population possède un diplôme du second degré. On espère cependant qu’une série de nouvelles réformes entreprise par le gouvernement, dont l’une vise à relever l’âge de la fin de la scolarité à 14 ans, permettra à davantage d’enfants de rester à l’école…

De quel pays s’agit-il ? De l’Italie. En 1962.

Au printemps dernier, j’ai fait ce que je fais rarement. J’ai visité des salles de classe en Europe. Tandis que j’observais enseignants et élèves, je n’ai pu m’empêcher de comparer ces classes avec les endroits où j’ai travaillé – l’Afrique subsaharienne, l’Asie du Sud, le Moyen-Orient – et de penser au récent passé européen en matière d’éducation ; à combien les choses étaient différentes jadis comparées à maintenant ; aux progrès globalement accomplis tout au long de ma vie ; et à combien ces progrès semblaient soudain précaires. Ce sont ces pensées qui animent ce post.

L’Europe périphérique

Il y a cinquante ans, de nombreux endroits d’Europe étaient ce que l'on qualifierait typiquement de "sous-développés". L’Europe périphérique – Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Irlande et Islande - étaient des nations pauvres, rurales, des dictatures (Espagne, Portugal, Grèce), d’anciennes dictatures (Italie) ou colonies (Irlande, Islande) et / ou des pays ayant connu une guerre civile (Irlande, Grèce, Espagne).

Tous ces pays étaient affligés par des systèmes éducatifs sous-développés, un faible niveau d'alphabétisation (40 % au Portugal dans les années 50), un faible taux d’achèvement et de forts taux d’émigration vers les États-Unis. Mes parents figuraient parmi ces émigrés.

L’exclusion éducative

Jusque dans les années 60, la plupart des enfants de la périphérie européenne quittait l’école après avoir achevé le cycle primaire (Judt, 2005).

Bien qu’obligatoire dans la plupart des pays, la scolarisation au cycle primaire était peu appliquée.

Même lorsqu’ils étaient officiellement inscrits en primaire, les enfants des « paysans » d’Espagne, du Portugal, d’Italie, d’Irlande et d’Islande, comme mon père et ses neuf frères et sœurs, passaient généralement plus de temps dans les champs et à la pêche que sur les bancs de l’école. Ce n’est qu’en 1960 que l’éducation est devenue obligatoire pour les filles au Portugal.

L’enseignement secondaire était un privilège des classes moyenne et supérieure – et ce, dans toute l’Europe. En Espagne, par exemple, même en 1965, seuls 38 % des élèves étaient inscrits dans le secondaire (Solsten & Meditz,1988). Et sur le continent européen qui a offert au monde ses premières universités, l’enseignement supérieur était, jusque dans les années 60, réservé aux élites (Judt, 2005).

Cinquante ans plus tard

Des enfants de l'East End de Londres dans les décombres de ce qui avait été leur maison (1940)

Des enfants de l'East End de Londres dans les décombres de ce qui avait été leur maison (1940)

Crédit photo: photo du New Times Paris Bureau Collection. Wikimedia Commons.

En près de 50 ans (la vie de l’auteur) le niveau d’instruction en Europe s’était transformé comme jamais.

En 1969, le nombre d’enfants italiens fréquentant l’école à plein temps avait doublé par rapport à 1962. Aujourd’hui, 79 % des Italiens âgés de 20 à 24 ans, contre 5 % en 1962, ont achevé le cycle secondaire (Eurostat, 2014).

Plus de la moitié des Irlandais et 40 % des Espagnols et des Islandais âgés de 30 à 34 ans possède un diplôme de l'enseignement supérieur (Eurostat, 2014). Et tandis que l’Italie et la Grèce sont à la traîne, comparées à la moyenne des pays de l'OCDE pour les scores en sciences du dernier PISA, l’Espagne figure dans la moyenne, et les élèves irlandais et portugais réussissent mieux que la moyenne des pays de l'OCDE.

Regarder en arrière pour imaginer l’avenir

Pourquoi revisiter l’Europe dans un blog consacré aux endroits les plus pauvres du monde ? Tout d'abord, comme l'on considère souvent l’Europe comme sui generis plutôt que comme un continent comportant son propre héritage de sous-développement en matière d'éducation et de situation post-conflit, on a tendance à ignorer les enseignements importants de l'histoire pour les avancées de l'éducation dans le monde.

Une approche plus nuancée des progrès de l’Europe dans le temps et l'espace peut favoriser une compréhension plus approfondie des autres régions du monde.

Ensuite, en ce sens, l'histoire récente de l’Europe offre des enseignements essentiels aux progrès de l'éducation dans le monde – en suggérant les valeurs et les actions à privilégier et celles auxquelles il convient de renoncer.

Au-delà de l’Europe

Les avancées en matière d’éducation ne se limitent pas à l'Europe. En moins de cinq décennies, Singapour, une petite ville-état formée en 1965, sans ressources naturelles, s’est régulièrement distinguée comme le modèle mondial en matière d’excellence éducative.

Le Vietnam voisin, qui, il y a 30 ans à peine, était une des nations les plus pauvres au monde (Karnow, 1983:27), avec une économie en lambeaux et un système éducatif dévasté, peut aujourd’hui s’enorgueillir d'avoir des élèves dont la « performance est meilleure que celle des élèves les plus favorisés dans près de 20 autres pays participants au PISA » (OCDE, 2016:4).

Dans de nombreux endroits du globe, l’évolution de l’éducation est similaire. Davantage d’enfants en âge de fréquenter le cycle primaire sont scolarisés (92 %) et davantage de pays en situation de post-occupation, post-conflit - le Pérou, l'Estonie, la Colombie, la Géorgie – connaissent une amélioration de leur système éducatif.

De l’Amérique latine à l’Afrique subsaharienne, davantage de jeunes sont scolarisés dans le secondaire et poursuivent des études universitaires (1).

Célébrer ces avancées n’a pas pour but de minimiser les défis liés à la qualité et l’équité dans de nombreux systèmes éducatifs, ni d’ignorer le fait que des millions d’enfants dans les régions en situation de conflit demeurent non scolarisés. Mais, dans une perspective globale et historique, en matière d'éducation, nous sommes sur la bonne voie.

Comment se sont accomplis ces progrès ?

Tout d’abord, la politique a été essentielle. Au sein de contextes politiques et de politique économique élargis, de l’Europe à l’Amérique latine et à l'Asie de l’Est, les gouvernements ont mis en œuvre des politiques éducatives rendant l’enseignement secondaire obligatoire et universel.

Ils ont investi dans l’éducation des jeunes enfants ; construit des écoles ; remanié les programmes scolaires ; et dans de nombreux cas, développé et appliqué des normes éducatives (des programmes scolaires à la formation des enseignants). Ces politiques ont été accompagnées d’investissements conséquents en termes de ressources.

Ce qui s’est avéré essentiel en Europe, pour le moins, c’est une évolution des attitudes et un consensus. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la guerre la plus meurtrière de l'histoire de l'humanité, une grande partie de l'Europe était exsangue, objet de dévastation, de faillite, d’humiliation et d’épuration ethnique.

Dans ce champ de bataille jonché de millions de morts, de déplacés internes et de blessés, les économies et infrastructures européennes étaient anéanties. Pour reconstruire et veiller à ce qu’un tel massacre ne se reproduise jamais plus, la France et l’Allemagne ont dompté leur animosité historique et leurs divisions nationales pour créer des institutions communes et intégrer un marché commun.

L’Europe de l’Ouest (et les États-Unis) de l’après-guerre se sont tournés vers l'extérieur, vers l'avenir, adoptant une perspective plus mondiale et moins nationaliste.

L’Europe de l’Ouest et les États-Unis se sont retrouvées autour de valeurs et d’un récit communs – récit selon lequel, sans une éducation universelle partout dans le monde, paix, prospérité, stabilité et démocratie sont impossibles.

Les organisations transnationales telles que la Communauté économique européenne ont apporté une aide structurelle aux pays européens plus démunis tels que l’Irlande et l’Espagne, leur permettant de développer routes et réseau électrique, ce qui a bénéficié non seulement à l'ensemble de l'économie mais au système éducatif lui-même.

L’Union européenne, avec d’autres entités de l’après-guerre telles que la Banque mondiale, USAID et les Nations unies, ont fourni un soutien structurel et programmatique aux systèmes éducatifs en Afrique, en Amérique latine et en Asie, afin d'aider les nations émergentes et / ou post-conflit à faire ce qu'elles ne pouvaient pas encore entreprendre à grande échelle ou entreprendre du tout : construire des écoles, former des enseignants, remanier les programmes scolaires et fournir des matériels pédagogiques d’enseignement et d’apprentissage.

L’espoir de l’histoire

On peut critiquer l’aide pour son inefficacité, une attention particulière portée aux projets (plutôt qu'aux systèmes) et sa bureaucratie exaspérante.

Néanmoins, l’aide à l’éducation fournie par les États-Unis et l’Europe a permis de développer l'accès à l’éducation, de créer de meilleures infrastructures, d’obtenir davantage de ressources éducatives, et dans certains cas, une meilleure qualité de l'éducation, au profit de nombreux enfants et adolescents parmi les plus pauvres au monde.

On peut s'opposer sur des sujets comme l'investissement de l'Etat dans l'éducation, le rythme du développement de l'éducation et les défis associés à la réussite et la qualité de l’éducation.

Mais, à l'échelle de l'histoire, 1962 n’est pas si loin. Les salles de classe irlandaises que j’ai visitées en 2016 se sont largement améliorées par rapport à celles que j'ai connues en 1968.

L’augmentation de l’accès et de la qualité de l’éducation dans les endroits du monde qui ont été dévastés par les dictatures, la brutalité, la guerre et les privations – tout cela en quelques décennies – nous rappelle que la trajectoire de l'histoire est longue mais, qu’avec une concentration constante, des investissements suffisants, un leadership solide et des objectifs à long-terme, on peut l’orienter vers les progrès en matière d'éducation (2).

La rime de l’histoire

Mais, cette trajectoire peut être inversée. L’histoire peut ne pas se répéter exactement de la même façon, mais elle rime, comme l’a remarqué Mark Twain – et la rime actuelle de l’histoire dans de nombreuses nations européennes et aux États-Unis est en effet troublante.

La rime actuelle de l’histoire menace les fondements des progrès de l’après-guerre : la coopération ; le regard tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé ; l’engagement international ; le soutien à un niveau de scolarité universel ; et les politiques acquises au prix de nombreux efforts qui ont fourni les cadres, les organisations et les programmes permettant de mettre en œuvre ces valeurs.

Souvent, l’aide étrangère n’a également pas été promue par un récit engageant. Il est temps de trouver notre voix. Citoyens des nations et du monde, acteurs du développement de l'éducation, nous devons communiquer le message suivant : investir dans le développement de l’éducation dans le monde n’est ni un jeu à somme nulle ni une entreprise mercantile.

Chaque pays bénéficie de l’éducation de tous les enfants – qu’importent le lieu où ils vivent et leur origine ethnique.

Une population éduquée dans le monde entier n’est pas juste intéressante pour les employeurs ; elle est essentielle pour une vie civique saine, le bien-être d’un pays et la paix et la prospérité de notre planète.

Il est également temps de renouer avec l’histoire. L’enseignement de l’Europe – continent le plus divisé et le plus violent du monde dans son histoire et qui a connu des siècles de sous-développement régional continu – tient en ce que les nations parviennent à la paix et la prospérité, non quand elles s’isolent des autres nations, mais lorsqu’elles transcendent les passions nationalistes et œuvrent ensemble à la poursuite d’un bien commun régional ou mondial.

C’est une leçon de l’histoire qui semble particulièrement fragilisée en ces temps, mais pour laquelle nous devons lutter.

Notes

  1. Plus dramatiquement en Chine : en 2016, 88 % des élèves chinois du secondaire ont poursuivi des études à l’université, comparé à 46 % en 1998 (Economist, 2016).
  2. Cette citation est librement empruntée à Martin Luther King, qui l’avait lui-même paraphrasée d’après le théologien abolitionniste de Boston, Theodore Parker.

Bibliographie

  • Economist. (4 juin 2016). The class ceiling. Londres, Royaume-Uni : Auteur
  • Eurostat. (2014). Population aged 30–34 with tertiary educational attainment (ISCED 5–8), by country. Extrait de : http://bit.ly/2ak18Ky
  • Judt, T.  (2005). Postwar: A history of Europe since 1945. Londres, Royaume-Uni : Penguin Books.
  • Karnow, S. (1983). Vietnam: A history. New York, NY: Viking Press
  • OCDE. (novembre 2016). PISA 2015: Results in focus Extrait de https://www.oecd.org/pisa/pisa-2015-results-in-focus.pdf
  • Solsten, E. & Meditz, S.W. (Eds). (1988). Spain: A Country Study. Washington, D.C : Bibliothèque du Congrès.

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